La pêcheuse du lac
Zoé Martello

Acculés par les steppes et le froid du nord, ses ancêtres avaient délaissé leur mode de vie nomade pour s’installer sur les rives du grand lac. Le village n’était peuplé que par des Kurrus, ces féliformes qui avaient choisi le poisson au gibier. Kumo était une fille de pêcheur, et elle apprenait depuis très jeune déjà, à nouer des filets, à danser pour la grâce des esprits et des anciens. Une petite très active, têtue et bien trop pleine d’énergie pour un lieu si calme et apaisant.

 L’immense étendue du lac du dragon l’obsédait, elle rêvait de voir l’autre bout, de naviguer au-delà des eaux froides et poissonneuses. Elle grandissait, tout en rêvant et en contemplant les gels hivernaux et le soleil d’aplomb de l’été défiler. Elle observait les bateaux partir, et revenir remplis de prises qu’il fallait ensuite préparer à la conservation. Elle démontrait toujours une grande attention à ces moments. Elle cherchait à faire de son mieux et à rendre fiers les adultes qui lui enseignaient les usages de sa tribu. Elle aimait la reconnaissance et le plaisir de se sentir utile pour sa communauté.

 A son sixième anniversaire, elle eut enfin le droit de monter sur un bateau. Pour la première fois elle pouvait ressentir la brise fraîche du large et glisser sur les vagues qui s'échouaient sur le haut fond de la baie. Elle pu alors mettre à l’eau ses filets, et apprendre de nombreuses choses sur les bateaux, la pêche et la navigation sur le lac. Les bateaux étaient, pour les plus grands, poussés par une voile rectangulaire, les autres avançaient à la force des rameurs. Elle se voyait déjà devenir une grande pêcheuse explorant toutes les eaux qui s’offriraient à elle. En tout cas, elle savait qu’elle ne voudrait jamais devenir une rameuse. Ce malgré que la discipline soit grandement respectée et encouragée pour sa valeur de force et de détermination face aux éléments, surtout pour des féliformes. Elle profita encore de plusieurs saisons pour améliorer sa technique et ses savoirs. Lorsqu’elle allait pêcher, le village s'étonna de sa réussite, aucune technique ne pouvait expliquer de tels résultats : la jeune pêcheuse était tout simplement graciée par la nature. Ses prises étaient toujours d’une taille certaine, ses nasses n’étaient jamais vides et elle ramenait au village plus de poissons qu’un bateau de huit rameurs. Ces réussites lui offrirent rapidement une place sur un bateau. Plus les étés étaient longs, plus les poissons s’entassaient dans les fumoirs. D’année en année, le village se développa progressivement, et de plus en plus de cabanes et de fumoirs furent érigés. Au final un comptoir s’installa sur la route la plus proche du village. La proximité de ce marché accéléra d’autant plus le développement du village qui s'agrandit rapidement. Pour la première fois de son histoire, le lieu était décrit sur des cartes.

 Ces nouveautés en jouaient l’adolescente très fière, mais certains de ses détracteurs voyaient d’un mauvais œil le gain trop rapide de visites que recevait l'endroit. Ils avaient peur que cela ne dénature la relation ancienne qu'entretenaient les habitants avec le lac et ses esprits. De plus en plus de marchands faisaient l’aller-retour de plus en plus souvent. Par dessus tout, cette économie mettait le village sous la pression des engagements que la jeune, trop ambitieuse, prenait au nom de tous ses pairs. La plupart savaient que cela ne pourrait durer. Tôt où tard, les esprits et la nature viendrait rappeler aux respect du calme des steppes venteuses et humides couvertes d’une fragile couche de nacre. En effet, l’hiver avançait lentement et il mettait fin aux périodes de pêche, le village allait devoir passer l’hiver sur les réserves. Et c’est à ce moment, qu’une horde de pillards s’attaqua au village. Si les caves de réserve furent plutôt préservées de l'incendie, le contenu de la dernière vente du village fut perdu.  Le village, choqué et endetté auprès d’une grande guilde marchande réunit son conseil. Le doyen se tourna vers les esprits et s’isola pendant trois jours. Quand il sortit enfin, Kumo fut désignée comme responsable, soit le village en pâtirait pour elle, soit elle en pâtirait pour le village.

 Immédiatement, Kumo choisit son sort : elle rembourserait seule la dette, et après, elle ne pêcherait plus jamais. Elle embarqua immédiatement sur son raft. En sillonnant les reliefs habituels, elle se rendit vite compte qu’elle risquait de devoir pêcher tout l’hiver et que cela ne suffirait pas à renflouer les caves. Elle décida alors, avec pour seules réserves, les quelques prises qu’elle avait fait dans la journée, de faire cap vers le sud, pour espérer découvrir un paradis de poissons et d’animaux. Après plusieurs jours de dérive et de navigation difficile, elle atteignit une côte, elle ne savait pas exactement comment la situer, mais elle mit directement à l'eau un filet afin de tester la richesse de cette côte. En remontant celui-ci, elle découvrit un magnifique spécimen, un gros poisson de la longueur d’un bras ; le genre de prises qu’il est inespéré de trouver une fois l’équinoxe passé. Très enjouée, elle profita de ses talents et ramassa le plus de prises possibles. Au bout de quelques jours, les saumures et les viviers étaient pleins, elle avait plus que largement de quoi rembourser son dû.

  Elle commença à changer de cap pour s’en retourner au village, mais alors qu’elle passait aux abords d’un rocher qui dépassait des vagues, elle aperçut un énorme crabe en train de dévorer un oiseau. L’animal tenait sa proie fermement entre ses bras dépliables recouverts de piques. A sa vue, l’idée de ramener la bête exaltait la pêcheuse qui s’empara de ses harpons. Elle vira de bord et précipita son raft sur le rocher. Dès qu’elle fut assez proche, elle tira une première flèche. Celle-ci se loga entre deux plaques de carapace dans le bras. Tout de suite l’animal se projetta dans l’eau avec sa queue et ses nageoires puissantes. Attaché au bateau par le harpon, Kumo avait ferré sa prise. S'ensuivit une longue épreuve d’endurance, quand la ligne se tendait, elle donnait un léger mou et quand celle-ci flottait, Kumo tractait la créature vers son bateau. La lutte dura, dura et dura encore jusqu’à ce qu’au petit matin, avec trois harpons supplémentaires coincés dans sa carapace, Kumo ne remonte enfin sa prise sur le pont. La créature était vaincue.

  La route pour le nord n’était pas évidente, les courants et les vents étaient forts en cette saison et les vagues prenaient d’assaut l’embarcation. Kumo était épuisée, à bout de force elle continuait de tenir la barre et affrontait les eaux du lac. Arrivée contre la couche de glace qui la séparait encore des siens, elle prit d’abord la bête entourée d’une corde et traîna la créature sur la glace. La lourde carapace glissait mal sur la couche de neige et elle s’épuisait, le soleil perçait les nuages grisâtres et faisait suinter sa fourrure. Après un long effort, elle s’effondra sur la banquise. Quand sa tête vint se poser contre la neige, juste avant que ses yeux ne se ferment, que ses mains ne lâchent enfin la corde qui faisait saigner ses mains ; son œil se ferma devant une touffe d’arbuste. Elle avait réussi.