Engrenages
Alexia Bertoni

J'ai pas compris. Pas compris la raison pour laquelle dans mon sommeil j'ai entendu les moteurs s'éteindre. Pas compris, quand dans les coursives, je les ai vu, tous ces grands messieurs, qui s'appellent entre eux Montagne ou Bouteille, se tasser devant moi avec des airs d'ahuri. Des petits garçons effrayés dans un couloir. J'ai pas compris non plus, quand dans ma course pour à travers les différents ponts, mon œil, mon putain d'œil, un bijou de biotech selon SMK, ne fonctionnait plus, s'est mis à chauffer, à tourner en fond à envoyer des pings qui se perdaient, comme ça l'air de rien. Pas compris, quand je suis arrivé à la passerelle et que j'ai suivi, avec mon œil, le vrai, vers quoi tournaient tous ces visages. C'était quoi ça? J'en avais le tournis, cette saloperie reflétait le soleil avec l'envie de nous faire danser. Machine divine impudente, on dirait un gros boitier d'acier trempé qui flotte. Je demande à Gers, pourquoi sans m'avoir consulté arrêter les moteurs pour cette saloperie dans le ciel, depuis quand t'es croyant toi putain ? 

 - Personne n'est croyant ici mais ce machin nous y oblige. 

- Mais qu'est-ce que tu me dis…

Il me coupe la parole ; les moteurs se sont arrêtés tous seuls. Tout comme les radars, les sondes, les différents récepteurs satellites, les ordis sont HS, les équipements personnels aussi. Comment ça, Gers, ton bateau, le Louve, y'a plus rien qui fonctionne dessus ? Comment ça je suis au commandement d'un navire sans volonté ? Mais j'aurais dû m'en douter. J'ai préféré douter de mon propre œil et de mon ingénieure. Quelle idiote. Putain, maintenant c'est quoi le plan ? On va rester comme ça, le Louve avec son erre et puis attendre que ça passe ? 

 -Y'a un truc qui marche encore

- C'est quoi ?

- La VHF. On nous a invité au bal.

 Il a enregistré le message. Il me le passe. Je délire, c'est pas possible. Silence de mort dans la passerelle, sur le pont je les vois plisser les yeux, bronzer de minutes en minutes. Encore une fois, repasse-le-moi. "Sécurité. Sécurité. Sécurité. Ici la station de surveillance de la Seille. Nous vous avons immobilisés. Soyez coopératifs. Nous vous prions de vous présenter à l'astroport, muni des différents justificatifs nécessaires à votre identification. Merci de vous mettre à l'ancre le plus rapidement possible. Nous vous faisons parvenir l'Escalier à 11h50 de votre position. Terminé."


 ***


 - Un vaisseau tu penses, aussi grand ?

- Je pense pas, je te tiens au courant. me répondit SMK

 On scrutait le ciel tous les trois, SMK, Sift et moi, cachés sous une ombrelle faîte d'un drap et d'un tuyau métallique. On a passé l'heure qui nous restait à fabriquer dans la panique des puces identificatrices qui tiennent la route. Comme on pouvait pas les remettre aux endroits qui leurs étaient initialement prévus (rouvrir une cicatrice ça fait mal, et même si on referme tout de suite avec le cautériseur, ça se verrait que c'est frais, pas impec’), on a décidé de faire comme le Vinkel et d'ailleurs de s'identifier comme ses ressortissants, pour que ça colle mieux, pays un peu plus à cheval sur les droits des données et des biomécas. On a mis les machins sur et dans nos montres, puis un bracelet pour Sift, il déteste avoir l'heure sur lui. J'espère que ça passera. Que Louve nous garde. Bruit sourd, déchirure céleste. C'est pas de l'orage, ça n'y ressemble même pas un peu. J'vous ferai pas cet affront de vous mentir et de dire que ça ressemble à l'éclair, à la foudre, au tonnerre pour me donner des faux airs de poète. Ce bruit, c'est pas divin, c'est typiquement humain. On dirait des portes de garages, des ponts qui se soulèvent. Des choses qui sont mal huilées, mal entretenues. On a pris des casques anti-bruit. Louve bénisse. Avec le bruit, vient le visu. C'est un long tube ? Ouais un long tube qui descend sur la mer depuis ce nuage clinquant, il met une bonne heure. Une heure de bruit d'enfer. Une fois l'appareillage terminé, on monte tous les trois, dans une espèce de salle d'attente délabré, le fer à nu sur les murs et le sol. Une heure d’ascenseur tremblant. J'imagine même pas la descente. Je l'espère quand même, cette descente. Une heure suspendue entre ciel et mer, à sentir tous mes os vibrer.

 L'ascenseur se met en branle quand il s'appareille à son vaisseau mère. Les portes s'ouvrent sur une espèce de quai, où il fait atrocement chaud et lumineux Heureusement on s'est équipé. Avantage de plus pour moi, l'œil est polarisé. Deux personnes nous accueillent, une est trapue, mais c'est une belle femme, j'aimerai juste pas qu'elle me tienne la main. le second, il a l'air plus propre sur lui. Derrière eux, j'arrive enfin à distinguer ce qui nous éblouissait depuis la mer ; plein de choses se confondent, des tours de stockage, des panneaux solaires, des plaques d'acier hautes de plusieurs mètres. Enfin plein de trucs qui brille. L'air qu'a SMK ne me rassure pas du tout. Impossible pourtant de la joindre depuis le réseau interne, lui aussi HS. 

 - Je m'appelle Kark, c'est moi qui vous ai contacté. Celle qui m'accompagne est Lucile, elle s'occupe de la sécurité. On va procéder à vos identifications ici, mais avant ça permettez de vérifier que vous n'êtes pas armés. 

- Pas besoin de le vérifier, on l'est, siffle Sift.

- Vous allez devoir nous confier vos armes alors je vous prie. 

 Sift est prêt à attaquer. Je lui coupe l'envie, je reprends la parole en demande au type sous quel gouvernement, ou organisme il demande ça :

 - Ça fait un bail qu'on désarme plus les invités. Tous les pays, qu'ils soient privés, libres ou encore sous quelconque gouvernement sont à la page.

- Ça ne me dérange pas, que vous restiez armés. C'était plutôt pour la forme. Pour les convenances si vous préférez. Quels types d’identification utilisez-vous ? 

- S03VK. deux montres, un bracelet. 

 Il a pas répondu à ma question. SMK, elle a l'air de savoir un truc en plus. Je l'aime pas quand elle parle pas. Cile nous scannent et déblatèrent nos fausses identités à son collègue : commandante Orda Pek accompagnée de son second capitaine Gio Ky et de sa maîtresse d'équipage Billie Mauss. Traversée de marchandises depuis le Vinkel au Songai. Faîtes que ça passe. 

 - Ah, oui du Vinkel? 

- Pourquoi vous avez immobilisé notre navire ? De qui êtes-vous l'émissaire ? 

- Je ne suis l'émissaire de personne. Je me présente toujours en personne et je n'envoie personne à ma place, Pao. 

 Ah. Ça c'est mon vrai nom. En arrière-plan, parmi toutes ces lumières scintillantes, je les distingue, armés comme des fous. En haut des tours de stockage, derrière les quais.
Putain mais où on est ? Sift comprend en même temps que moi, je le sais, déjà en train d'imaginer comme les tuer tous. Pris au piège. Louveteaux en cage.

 - C'est quoi ton prix ? 

- Oh non, je crains qu'il n'y ait méprise. Vous, vous n'avez rien à me proposer. En revanche, il y a une grosse mise pour qui retrouvera Le Louve et son équipage mutin. Je m'appelle Kark et je fais partie de ce qu'on appelle le Vaisseau miroir. Roi des chasseurs de primes. Ta tête est mon prix.

 Des dents cassées, du sang, les contours fins et élégant d’un hématome qui se dessinent. Sa copine m’a tabassé la face dès que j’ai cillé. Sift s’est rué, a presque volé sur elle, sa bouche émaciée dehors, affamée. J’entends des sifflements, des bruits pas insolents sur des tôles gondolées, rafistolées au moins cent fois. Sourde. D’un coup je deviens sourde. J’ai mal aux nerfs, je suis enrayée. Je me fais attraper par le bras, balloté par SMK. Elle a déclenché son truc à chien. Des ultra-sons paralysants pour nous permettre une fenêtre de recul. Encore une fois, elle me sauve la vie. Sift plus vif que moi, en a profité lui aussi et je l’ai vu courir, avec un trophée dans les dents… On se met à couvert derrière une plateforme qui semble servir de pivot à des marchandises lourdes. Ça y est on se reprend on canarde dans tous les sens. Je cherche Sift du regard. J’ai pitié de ceux qui croiseront son chemin. 

 - On a pas assez de munitions. Il va falloir trouver un moyen de retourner à l’ascenseur. Dis-je à SMK

- On peut aller à l’ascenseur, mais pour nous ça ne sera qu’un cul-de-sac. Tu crois que des mercenaires s’amusent à créer des ascenseurs publics ? 

 Alors on court, elle et moi. À travers différents projectiles, derrière toutes ces immenses babioles, dans ses étroites couleurs métalliques, plafond ouvert sur le ciel. Je me rappelle. Esme, ses longs cheveux. Mon père et son grand sourire. On courait la tête en arrière, en regardant les nuages. Retour brutal à la réalité, balle-radar dans l’arrière de la cuisse, SMK tombe devant moi, je trébuche sur ma blessée. À même le sol elle me dit : 

 -  Sois tu me l’enlèves, et je courrais quand même moins vite et tu devras me porter. Sois tu me laisses ici. 

- Je dois te l’enlever. 

- Ce n’est pas la solution la plus judicieuse. 

-  Je m’en fou ! Sans toi je meurs ! Sans toi Sift meurt ! Sans toi le Louve meurt ! 

 Je lui retire la balle avec ma pince multitool. J’entends ces singes nous traquer à quelques pas : « 132 mètres, dans le couloir numéro 409, elles sont là ! ». Non ce n’est pas le choix le plus judicieux. Sift je sais pas où il est et là je m’amuse à transporter une boiteuse dans un ilot métallique céleste. 

 -  Le prisonnier s’est échappé ! 

-  Il peut pas aller très loin, cherche la commandante, elle n’a pas de prix !

 Quoi ? Quel prisonnier ? Ils avaient attrapé Sift ?  On tourne en rond. Non, on peut pas aller bien loin. Je suis sur une île dans le ciel, si je saute je meurs, si je m’‘arrête de courir je meurs. Je meurs tout le temps. Malgré tout on continue de courir, claudicantes. Pleines de sueur, pleines de sang poisseux qui colle, qui coagule sous cette chaleur. J’ai l’impression de courir comme dans les rêves, de courir pour de faux, j’ai l’impression de nager alors que je devais courir. Étourdies par des rayons aveuglants. Dédale urbain, à peine vivable, tous mes pas font du bruit, chaque respiration nous trahis, nos ombres et nos reflets par milliers. Je crois voir nos poursuivants partout, chaque fois mon cœur s’étrangle au détour d’un grille-pain, d’une portière. Ils ont bâti leur ville avec des poubelles. C’est sûr qu’il y’a des caméras partout. À quoi je joue moi, avec mes envies de libertés, où j’ai conduit mon équipage ? Où est allé se loger mon caprice ? Ils font semblant de nous traquer et nous semblant de fuir. C’est juste pour la forme. C’est juste pour de faux. Si destinée existe, je la déteste, je la méprise, je la désavoue. SMK glisse sur son propre sang, me fait perdre l’équilibre. J’ai l’épaule comme un brasier de devoir la traîner. Mais je préfère ça. Je préfère encore faire semblant de fuir, semblant d’avoir une chance. Jamais je leur donnerait ce plaisir. Choc brutal. Souffle coupé. Poumons vidés d’une seule traite.  Encore au sol, sol si charmant pensé-je, si brûlant que ma peau en resterai collé comme dans une poêle sans huile. J’ai mal partout, j’ai mal au corps, j’ai mal à l’âme, j’ai mal pour mon bateau, pour mon équipage. Seulement, je n’imagine pas, que cette seconde juste avant de voir son visage, cette seconde étouffante était un moment tranquille.  

 -   Pao ? 

 C’est sa voix. Je lève les yeux. Je l’hallucine. C’est sa bouche, ses traits, ses mains. Je m'abuse, je déraisonne. Selon mon œil, correspondance à 97% avec les photos disponibles sur la base de données pré-enregistrée. C’est irréel. Ce n’est pas possible. Je n’ai pas fait le tour du monde, pour te trouver ici, par hasard, dans une décharge aérienne. Impossible de répondre. Impossible de bouger. Je délire, je m’émerveille, je crois que je suis hanté, jusqu’à ce que quelqu’un me file un coup de pied dans les côtes et m’électrocutes. Césaire.

 

***


 Kark est assis face à moi. Bien sapé avec une tablette dernier cri. Il a un sourire à vendre des frigos. Je le trouve terrifiant. Je le trouve abjecte.  

- Vous êtes jeune pour être au commandement d'un bâtiment comme le Louve. Je n'aurais jamais pensé que quelqu'un dans votre gabarit puisse organiser une mutinerie et surtout la réussir. De plus, cela fait maintenant quelques années que vous êtes en cavale. Votre histoire a dépassé les frontières de votre pays d'origine, le Domaine vous savez. D'une part pour la prime que votre gouvernement promet pour votre capture vivante et d'autre part, pour l'exploit que vous avez réalisé ; permettez-moi d'ailleurs de vous complimentez. Vous êtes remarquable. Échapper à l'un des états les plus stricte en matière de sécurité, lui volé un navire appartenant à son armée, faire disparaître plusieurs haut-gradés et mener une fuite d'une aussi longue durée. À seulement ... 24 ans. Oui, en effet. Je vous admire.

 J'ai pas envie de lui répondre. Et puis, pour répondre quoi ? Bravo les tocards vous m'avez bien eu? Et maintenant comment ça va se passer ? Ils viennent me chercher à quelle heure pour m'envoyer au Retor ? Ce mot me fait trembler. Sa seule pensée,  me désespère. Kark me regarde avec intérêt, avec envie. J'ai l'impression qu'il a faim, qu'il a les crocs. Que ce je vaux le fait saliver, le fait rêver. Il se reprend.

 - Très peu d'informations ont été communiquées sur vous. Seulement vos faits, quelques images de vous, vos caractéristiques physiques et un prix. Moi, j'aimerai en savoir plus. J'aimerai savoir pourquoi. Racontez-vous.

- Vous-voulez que j'vous fasse patienter, le temps que les agents du Domaine arrivent? 

- Je ne les ai pas encore contactés. Vous n'avez rien à perdre.

- Rien à gagner non plus. 

 Il s'redresse. Se rassoit plus loin sur sa chaise, s'réinstalle. Me fouille de regard. Je me suis réveillé seule, dans une pièce climatisée, avec un repas complet, des cachets pour la douleur sur un plateau en métal refondu, des draps propres. Ils ne m'ont pas attaché. Pas fait plus de mal que prévu. Ils savent ce qui m'attend. Ils me traitent comme une condamnée à mort. Les yeux pleins de respects endeuillés. De m'avoir vendue, moi, commandante chez les pirates, légende chez les mercenaires. C'est fini. Ma vie, cette courte et intrépide vie, s'arrête ici. C'est l'avant-dernier chapitre. Je m'attendrai presque à voir un prêtre. Ils ne me feraient pas cet affront. Les chasseurs de primes ont des valeurs.

 - Pour Césaire. 

- Pardon ? 

- Vous me demandez pourquoi. Vous avez de la chance vous le connaissez aussi. Pour Césaire. J'ai passé ma cavale à la chercher. Et il est chez vous. Si j'étais croyante je dirais que les dieux se foutent de moi. 

- Vous le cherchiez pour sa prime ? 

- Non. Pour le revoir.

 Il me regarde avec un air bizarre. D'un coup l'atmosphère change. Deviens étroite. Je lui donne un peu plus. 

 - On se connaît depuis l'enfance. Si vous l'avez ici, c'est que vous avez des infos sur lui aussi. T'as dû voir que, comme moi, il vient aussi du Domaine. On était amis. Tous les trois, lui ma sœur et moi. Vers ses 19 ans, il a commencé à vouloir intégrer un groupe de techno-terroristes. Pour eux vivre dans le Domaine, c'est pas vivre. Au début c’étaient des petits trucs, des tracts numériques, des petits hacks, des rendez-vous. Il ce truc, tu vois. Il parle bien, il jeune, il est beau. On rêve avec. Et là plein de gens ont commencé à suivre sa cause, ça a commencé à faire de la houle. Le Domaine, les indigents numériques comme ils disent, ça leur plaît pas. Ils ont voulu le mettre au Retor. À la simulation. Pour l'exemple. Et il a réussi à s'enfuir lui aussi. Dans la légende. Alors, je suis partie le chercher, pour vivre dehors. Pour vivre pour de vrai. La face de Kark à changer. Qu’est-ce que tu regardes comme ça ? Tu joues à quoi ? Tu ressembles à une mauvaise comédienne. Il se lève et me dit : 

 - Césaire n'était pas notre prisonnier avant que vous arriviez. 

- Qu'est-ce que t'essaie de me dire ? 

- Il était lui aussi à votre recherche. Mais avec nous, sous contrat avec le Domaine.

- Comment ça sous contrat avec le Domaine ? T'as écouté ce que j'viens de te dire ? Il est aussi recherché que moi le jeune ! 

- Non, il ne l'est plus. Le Domaine l'a retrouvé il y a quelques mois et ils lui ont fait une proposition : vous contre sa liberté, sa vie, et un beau pactole en prime s'il vous attrapait vivante. Il est venu nous trouver pour qu’on l’aide, en nous disant qu'on partagerai la somme. 

 J'ai envie de pleuré. De nerf, de fureur. Qu'est-ce que tu me dis là ? Que je cours après un traître ? Que ce gamin qui rentrait sous la pluie avec moi, il va me dénoncer? Il va me vendre ? J'en ai la tête qui tourne, les chevilles qui tremblent. Maintenant je suis là, c'est trop tard. J'ai couru après une chimère. Le petit Kark il doit me voir passer du blanc au rouge, ça doit lui faire tout drôle de voir le vrai visage de la trahison. Il rapproche sa chaise de moi. Je crois qu'il a envie de me dire un secret. 

 - Césaire est notre prisonnier à l'heure où je vous parle. Votre rencontre brutale et importune de tout à l'heure, nous a permis de le capturer et de le mettre en lieu sûr. Quand il a su que vous étiez dans l'Escalier, il a tenté quelque chose de vraiment idiot. Il a tenté de contacter le Domaine par mail. Ridicule. Tout est surveillé 24h/24h vous vous en doutez bien. Il voulait vous livrer au Domaine en son nom. Et nous accusait de ne pas être au courant de sa liberté sous contrat avec eux et de l'avoir capturé pour percevoir la prime qu'il eut sur sa tête. Évidemment. Ce mail n'a jamais rejoint son destinataire. 

- Qu'est-ce que ça change pour moi ? Je suis quand même là, mon navire est immobilisé. J'ai perdu. 

- Je vous ai dit. Je n'ai encore contacté personne. Et, je vous aime bien. 

 Une. Deux. Trois. Quatre. Plusieurs répliques après ces détonations.  Après les tremblements, des morceaux d’alliages, monceau de particules d’objets sont propulsés dans l’air. La cinquième explosion devrait pas tarder. Kark, ce mec est complètement frappé. Tu m’étonnes que Sift et lui s’entendent. Je dévale les escaliers de la zone 23. Inondé par ma propre suée.  La douleur me saisit, me submerge. J'viens de me prendre un putain de projectile dans l'épaule. Je vacille contre des tuyaux montés en rambarde. Je mets mes doigts dans la plaie, je cherche. 

 - Tu trouveras rien. 

 Beau. C'est tout ce qu'il me vient quand je le vois. Debout, la peau tannée à force de courir au soleil. Debout à quatre mètres de moi, sur un toit ondulant sous la chaleur. Césaire, ça fait un moment qu'on s'est pas vu tu sais, un moment que je te cherche. Tu m'as tiré avec quoi ? 

 - Balle dissolvable au contact du sang. Ça laisse aucune trace. 

- Comme ça quand ils viendront me prendre parce que tu m'auras donné, ils ne sauront pas que tu as fait usage de la force. J'savais pas qu'ils étaient regardant. 

- Ils le sont pas. C'est pour Esme. J'aimerai pas qu'elle sache que c'est moi qui t'ai fait ça. Elle aime fouiller partout.

 Putain de merde, j'ai l'épaule qui brûle. La sueur qui me tombe dans les yeux. Comment tu peux dire son nom, après ce que me fais ? Tu crois que je suis là pour moi ?

 - Il faudrait déjà qu'ils m'attrapent et je crois que t'es pas foutu d'envoyer un mail correctement. 

- Tu crois que Kark t'as tout dit? Tu crois que tu connais la Cité des miroirs mieux que moi ? Ils ne vont pas venir te chercher, je vais t'amener à eux. 

 Je vais t’arracher la peau avec mes dents, avec mes ongles décharnés ! Ah que tu es beau techno-terroriste ! Tu es la pute du Domaine ! Et moi je t'ai cru, et je t'ai cherché, fils de pute ! Visée automatique reliée au système nerveux. Je dégaine de mon dos celle que Kark nomme Vielle-Branche. Semi-auto. Je rafale. Césaire esquive, saute du toit où il était et court se mettre à couvert derrière une carcasse de voiture en pièce. Je déferle à sa poursuite. Cinquième explosion. Le sol se met à vibrer. Je suis balloté par terre. Césaire en profite pour sortir de sa cachette et tente avec son grappin de m'attraper la jambe. Je roule. Fils de pute. Tu crois que je reconnais pas une arme du Domaine quand j'en vois une? Un nuage de poussière et de débris s'étale dans le ciel au-dessus de nous. Cyclone artificiel. Pluie et cendres retombent sur nous. On est trempé.  Visibilité réduite également au sol. Je lui rugis dessus. Esme ! Tao ! Les redressés ! Ta mère Ymir ! Et Moi ! Moi j'ai tué, j'ai asservi pour te retrouver ! Comment tu as pu devenir une merde pareille, toi qui voulais marcher debout ! Qui luttait contre le Domaine, et maintenant tu fais la pute pour eux ! En rechargeant il me dit : "Pao, tout ce que j'ai fait, les attentats, les réunions, les assassinats. Je l'ai fait pour moi. Tu crois que le nom de ma mère me va me faire réagir, tu crois vraiment que je l'ai quitté avec regret, cette vie de chien ?" Je fonce en trombe vers la voiture. Je mitraille. Il glisse sur le côté et vient se fracasser contre moi. Vielle-Branche tombe par-dessus la rampe. Assis sur moi, il me tient, en joug, j'ai presque la tête dans le vide. La douleur me lance à m’en déchirer les temps.

 - Alors, ils sont où, les membres de ton équipage maintenant ? Toi et Kark vous croyez vraiment que ces explosions allaient me faire croire que vous vous étiez échappés, ou qu'elles avaient détruits ton corps ? C'est ça que vous cherchiez à faire ? 

 Son flingue sous mon menton, il me regarde avec dégout. Sa tête est baignée par la haine, spam, rictus, les yeux noirs. On est loin de celui avec qui j'ai grandi. 

​- Entre autres. De mon équipage il n'y a que moi. Je pouvais pas laisser mon bateau sans son second cap et son ingénieure. Mais, je voulais avoir l'honneur de te tuer moi-même. 

- Tu t'es toujours surestimé. 

 En me disant ça il me file un coup de cross sur mon système optique. Je vois plus rien. je le rejette en arrière. Je sors mon couteau de ma jambière. Moi aussi je connais tes points faibles Césaire. Trempé, l'épaule en feu je jette sur lui, il place ses bras devant son visage pour se protéger. Je lui entaille l'avant-bras. C'était sûr qu'il n'allait pas tirer, morte je ne vaux rien. Sous la douleur il lâche son arme. Je feinte sur le côté. Je lui ouvre sous l'aisselle. Son sang bouillonnant me gicle dessus, et se déverse sur le sol, je dérape dedans et l'attrape par la nuque. On tangue, On chute. Il a du mal à se débattre, mais il arrive à me décocher un coup dans la gorge. Je m'étrangle, roule sur le côté, et parviens à lui planter mon couteau dans la main. Je tente de respirer, je m’étouffe. Pendant qu'il hurle en essayant de retirer le couteau. De ce que je vois, la lame à traverser sa main et s'est logée dans un interstice de l’estrade. Louve bénisse. Je rampe vers lui, il m'envoie des coups des pieds dans les côtes. Mais il s'arrête pour geindre dès qu'il bouge sa main. 

- Alors, je me surestime ? Tu devrais arrêter de bouger, tu perds du sang. L’air me manque pour finir ma phrase. 

- Ferme ta gueule ! Je vais t'envoyer dans un autre monde ! 

​ Et dans sa rage, je le vois tirer de toute ses forces sur mon couteau, mais en vain. Alors il tire sa main vers lui, et se déchire jusqu'à l'écart l’index et le majeur pour se libérer. Son sang coule à flots. Dans un râle affreux qui me déchire le cœur, il manque de s'évanouir. Quelque part Césaire, je t'aime encore et j’aime te voir te relever. Noyé par ce que je vois, je me laisse faire. Il m'attrape à une main, me traîne avec une force spectaculaire et dans sa frénésie me colle juste au-dessus de cette foutue rambarde. 

 - Tu sais je suis pas un techno-terroriste pour rien. J'ai passé six mois ici, à arpenter toute la cité, à souder les murs, déconstruire des zones entières. Je la connais par cœur.  Je connais tous ses secrets. Tu sais, je te suis depuis que tu es sortie de la zone 14. Ouais, depuis que vous avez mis votre petit plan en action. Et j'aurais pu t'attaquer avant, j'aurais pu t'attraper avant. Mais j'ai décidé de le faire ici. Juste au-dessus du Gouffre. Kark t'en as parlé ? Bien sûr que non. Il ne t'a pas dit non plus, ce que j'ai fait ici pendant six mois. Tu vas aller direct au Domaine, comme un colis à la poste. Sans qu'il vienne te chercher, sans que je t'y amène, toute seule comme une grande. 

 - Mais putain qu'est-ce que racontes ? T'as oublié où on était ? Tu vas me jeter dans un ce gouffre et je vais mourir, et tu ne seras jamais libre !

 - Je vais te raconter un peu, avant de te livrer. Tu mérites. Nous sommes au-dessus de ce qu'on appelle le Gouffre. Si tu regardes au fond, ça ressemble à toute la cité, des, reflets incessants pas vrai ? Contrairement à ce qu'on pourrait penser, la Cité des Miroirs ne tient pas son nom de son décor, mais bien de ce Gouffre. Kark à une manière bien à lui de chasser des primes. Disons qu’ils ne s’arrêtent pas à cette réalité. Il passe par des sortes de miroirs, qu'ils créent lui-même. Un jour il m'a dit : " Chasseur de prime, ça rapporte dans toutes les dimensions." J'ai utilisé le savoir qu'il m'a transmis pour créer mon propre miroir, pas un qui change de dimension, mais un qui va directement dans une salle au Retor. Un miroir spécialement pour toi. 

 Six. Déferlement abjecte. Les plateformes se tordent et la rambarde s’ouvre derrière moi. Instant suspendu, où Césaire et moi naviguons vers l’abîme. Un éclair passe dans ses yeux, je le retrouve. Enfant aux cheveux frisés, qui tenait ma main moite dans sa poche pour aller à l’École. Je ne savais pas que tomber était si long. C’est comme flotter. Dans un torrent aérien, entre les nuages de poussières et les flammes. Ça dure mille ans. J’accepte ce qui vient ; comme j’ai vécu, je mourrais en pensant à toi. La mort pue. La mort sent la viande avariée et l'humidité. Le renfermé. Attends... comment ça, la mort se sent ? J'ouvre mon œil. J'ai toutes mes douleurs. Mais aucune en plus. Alors que je viens de tomber d'au moins 40 mètres ? Je suis face à une fenêtre. Une fenêtre insensée, ironique. C'est absurde. Des étoiles. Du noir profond. Des nuages de gaz colorés comme dans les livres de Baba. Et surtout, des anneaux bleutés, cendrés. C'est un mirage, c'est ma sirène. 

 - Bonjour ma belle. C'est Kark qui t'envoie ? Tu cherches du travail ? Pas en très bon état son matériel, va falloir te retaper chérie. 

 L'échoppe de Joshua Lorkane ressemble à une vielle boucherie. À l'arrière il avait tout le stuff pour me "retaper" comme il dit. Il a accepté que je reste quelques temps ici. Aux anneaux en ruine. Histoire que, je digère. Surtout que je choisisse. Apparemment la navigation, dans l'espace ou sur la mer, c'est pas très différent. Et dans sa réalité on paie bien les commandants. Quand je lui ai raconté la mienne, il s'est foutu moi. 

 - Vous êtes resté bloqués en quel millénaire chez vous ? Tu vois, je croyais qu'on évoluait tous de la même manière. Je m'étais dit, si un mec a réussi à créer une porte vers les autres dimensions, et du coup à les prouver, c'est forcément un dieu. Puis il m'a dit qu'il était chasseur de prime, et qu'il cherchait du travail. J'ai compris que c'était un juste un homme. Je me disais juste, leur réalité est plus avancée technologiquement. Mais t'es en train de me dire que t'es une pirate, et surtout, que vous avez pas dépassé le système solaire ? 

- Ouais à peu de chose près. 

- T'as pris ta décision, au fait ? 

 Quand j'ai traversé sa porte, Lorkane m'a réparé et après il a contacté Kark, pour lui dire que j'étais là, avoir des nouvelles de mon bateau et de Césaire. Il n'est pas mort de notre chute non plus, mais il est sacrément amoché et apparemment, les agents du Domaine sont venus le cueillir pour une raison obscure. Il sera le premier citoyen du Domaine à avoir une simulation publique. Pour haute trahison. J'étais soulagé. Je respirais enfin. C'est quand on a enfilé des combinaisons, et qu'on a fait un tour dans un petit vaisseau, pas plus grand qu'une embarcation pour voir un nuage de glace que Lorkane m'a proposé ce travail. 

 - Il te reste quoi chez toi de toute façon ? Ma belle, tu pourrais commencer une nouvelle vie. L'espace. C'est plus grand que ta jolie bassine salée non ? 

- Et mon équipage ? 

- Il faut un équipage pour manœuvrer un vaisseau. Pour vous, ça serait pareil. Vous êtes tous fichés chez vous non ? 

 Oui ils me suivraient probablement tous. Ma seule attache, c'était eux. Et ils avaient que moi. Les particules du nuage flottaient comme dans l'eau. Il paraît que les baleines ont un lien spécial avec l'espace. Pourquoi ? J'en sais rien, peut-être parce que c'est grand l'espace. Qu'on flotte dans l'espace. J'aimerai voir des baleines spatiales. Alors après, j'irai m'asseoir au bord de l'univers et j'attendrai à boire.